Comment associer les habitant.es à la politique culturelle de la ville ?

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26 janvier 2023

A Auray (Morbihan, 15 000 habitants), l’équipe municipale a mis en place, depuis son entrée à la mairie en 2020, un fonctionnement peu classique, qui permet aux habitant.e.s de participer à la culture de plusieurs manières. Ce fonctionnement expérimente de manière très concrète la notion des droits culturels.

Entretien avec J-F Guillemet, adjoint à la culture de la Ville d’Auray.

« Quand on a des équipements culturels et une programmation qui ne touchent que 10 à 20% de la population, il faut s’interroger sur la mise en place d’espaces de participation au sein de la culture. »

Pour commencer, le droit culturel, c’est quoi ?

Trois écoles de politiques culturelles se sont succédées en France :

  • Sous André Malraux (Ministre des Affaires culturelles de 1959 à 1969), on déploie la culture de manière massive. C’est la grande période de la construction des Maisons de la Culture avec l’idée de démocratiser une culture officielle, codée, sélectionnée par la classe dominante.
  • Vient ensuite la période Jack Lang (Ministre de la Culture de 1981 à 1983) qui fait le constat que les centres culturels n’attirent que les personnes qui appartiennent aux « classes sociales supérieures ». Il déploie alors une politique de démocratisation de la culture par la médiation culturelle à destination des personnes qui en sont « éloignées ».
  • Et enfin arrive la Loi NOTRe, votée en 2015, qui vient changer profondément la vision de la politique culturelle en France car elle reconnaît comme un « droit fondamental » que chacun puisse vivre librement son identité culturelle, comprise comme « l’ensemble des références culturelles par lesquelles une personne se définit, se constitue, communique et entend être reconnue dans sa dignité ».

=> La diversité culturelle prend le pas sur une culture unique et “officielle”.
=> Il y est notamment précisé que « La responsabilité en matière culturelle est exercée conjointement par les collectivités territoriales et l’État dans le respect de la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ».

A Auray, les habitant.es participent et décident des choix culturels.

Construire un méga-musée type « Le Louvre-Lens » pour faire briller la culture dominante de la capitale dans les provinces ? Non, les bretons ont d’autres idées !

L’équipe municipale d’Auray, accompagnée par un cabinet spécialisé sur les questions de droit culturel, mais surtout par les habitants, va partir de ce qu’il se passe directement sur le territoire et élaborer toute une stratégie autour des activités culturelles déjà présentes localement. Ainsi, un mécanisme ascendant de la conception de la culture est mis en place, pour barrer l’ingénierie d’une politique qui viendrait se plaquer maladroitement sur le territoire.

Aujourd’hui à Auray, les habitants peuvent participer à la culture en :

  • exprimant leurs envies à travers un questionnaire adressé à l’ensemble de la population, suivi d’une analyse des résultats et une priorisation des choix par un comité de pilotage composé d’élus, de techniciens et d’habitants (plus de ceci, moins de cela, propositions de formats, d’artistes au programme etc).
  • rejoignant des artistes sur scène : les habitants sont régulièrement invités à participer aux représentations sur scène, devant des centaines de personnes. Pendant des stages de danse par exemple où les habitants jouent au milieu de professionnels. Ou encore avec François Morel pour un spectacle sur des chants de marins où des chorales d’habitants sont venues sur scène.
  • choisissant les expositions et les spectacles pour la ville : un jury composé de techniciens et d’habitants tirés au sort choisissent une partie des expositions et spectacles qui auront lieu dans les espaces culturels de la ville. Ils prendront le minibus plusieurs fois par an pour aller faire une tournée et repérer des spectacles.
  • choisissant des livres pour la médiathèque : sur le mode d’un budget participatif, une enveloppe a été confiée aux élèves de CM2 pour l’achat des nouveaux livres de la section enfant de la médiathèque. Cela a permis aux élèves de faire un exercice très pratique mais qui pose des questions sur l’intérêt général, sur les biens communs, d’apprendre également l’altérité en faisant des choix pour le collectif et pas seulement selon ses préférences personnelles. Mais aussi de gérer un budget public limité en faisant et des choix et des renoncements. C’est une éducation à la citoyenneté et à l’élaboration des politiques publiques.
  • écrivant une nouvelle grille tarifaire plus juste : un groupe de travail d’habitants, de techniciens et d’élus a travaillé sur la politique tarifaire de la culture à Auray. Ils ont révisé la grille des tarifs, sur la demande des élus. Les consignes qui leur ont été données : garder le même chiffre de recette, simplifier les tarifs pour éviter le mille-feuille des options, être plus juste dans la tarification sociale. La tarification a été changée pour être appliquée au coefficient familial (un peu comme dans les cantines).
  • participant à des ateliers gratuits de théâtre et de danse dans les quartiers.
  • tenant le bar ou l’accueil public lors de spectacles.

« L’idée c’est qu’à chaque fois qu’il y a une brèche, nous y allons pour inscrire les habitants dans le projet. En termes de dignité de la personne et de fierté de jouer devant 600 personnes, c’est puissant ! Cela permet de reconnaître que leur culture a une valeur, d’en être fiers, d’en faire la promotion » résume Jean-François Guillemet.

Comment s’adaptent les agents municipaux et les équipes des centres culturels à l’intégration des habitants dans leur travail ?

Cela peut être déstabilisant pour les équipes des milieux culturels.

« On a eu des agents de la ville qui sont venus nous voir en nous disant : « du coup maintenant on va programmer Patrick Sebastien ? » ou « Michel va vouloir caser son cousin qui joue de la guitare !» ou encore « On ne va pas avoir le budget pour faire venir telle star ! », se rappelle en riant J-F Guillemet.

Un groupe appelé « programmateur citoyens » composé de 30 personnes (techniciens et habitants) va prendre part à une partie des choix des spectacles. Tout d’abord, les techniciens rappellent les contraintes techniques et les obligations légales. Les habitants apprennent les réalités des métiers de la culture tout au long du processus. « On ne remet pas en question les compétences des professionnels de la culture car on a vraiment besoin d’eux. Il ne s’agit pas d’associer les habitants à toutes les échelles d’une politique culturelle. » (NB : Dans toute action visant l’inclusion citoyenne, il est très important d’être clair sur la feuille de route, sur le degré, la nature et l’étendue de la participation et ses retombées décisionnelles. Les élus doivent rester intègres, honnêtes et transparents sur la faisabilité du projet (limites techniques et budgétaires par exemple) et sur la commande politique de la participation citoyenne dans le projet).

J-F Guillemet raconte d’un jour, un programmateur professionnel s’est étonné de leur fonctionnement et leur a dit « C’est très bien que des habitants participent à la billetterie et au bar, mais qu’ils touchent à la programmation quand même, c’est un métier ! Ton plombier ne va pas tirer au sort un habitant pour te poser un évier ! ». J-F Guillemet lui a répondu « Le plombier est effectivement indispensable pour la pose de mon évier, mais c’est moi, habitant de lui dire si je veux un évier en vasque simple ou en double vasque. Le plombier ne va pas arriver dans la maison et faire ce qu’il veut. Le technicien a bien sa place, mais les habitants aussi ».

Comment faire des choix : « On ne peut pas sélectionner toutes les propositions des habitants ».

Premièrement, l’équipe municipale a lancé l’écriture d’un projet culturel sur 5 à 6 ans pour la ville, aidée par un cabinet extérieur, avec la participation des habitants, qui se positionnent notamment sur les questions suivantes : quel sens politique donne-t- on à la culture ? qu’est ce qu’on programme ? sur quelles plages horaires ?

La première étape a été de se faire une idée plus objective sur ce que souhaitent les gens. Pour cela, une campagne a été lancée pour connaître les pratiques culturelles, les attentes des habitants et les freins qu’ils rencontrent pour accéder aux espaces culturels, adressée aux 15 000 habitants sous la forme de questionnaires en ligne, dans la rue et dans des lieux divers (maisons de retraites, collège, etc.). La mairie a reçu 800 réponses, soit plus de 5%, un taux très satisfaisant.

Les questionnaires ont été dépouillés par les habitants qui ont ensuite retracé les grandes tendances. Les résultats ont été diffusés en public, à l’occasion du marché de Noël. Ainsi, les habitants, techniciens et élus d’Auray ont pu interpréter ensemble les envies, les manques et les idées des habitants à propos de la culture, en fonction également de leur lieu de résidence, de leur âge (ex : manque de vie nocturne, manque de musique, à l’inverse trop de bruit, etc.)

S’en est suivi un travail avec les habitants, accompagnés par le cabinet extérieur, pour en extraire les priorités en s’appuyant sur des objectifs réalisables et quantifiables.

« Nous évitons au maximum les écueils avec des grandes phrases non quantifiables comme « favorisons l’accès à la culture pour tous ». Non, plus concrètement, voyons avec les habitant.e.s sur quoi on veut travailler précisément, concrètement. » appuie J-F Guillemet.

Une politique culturelle municipale inclusive, impliquer les citoyen.nes  «sans voix»

Pour aller chercher les habitant.e.s l’équipe municipale est passée par les bulletins municipaux, les gazettes. Mais elle a aussi été épaulée par des médiatrices qui travaillent à la médiathèque et au théâtre, qui connaissent bien la sociologie du territoire et vont chercher une diversité de participation, des personnes non représentées, par exemple dans les foyers de logement sociaux ou aux Restos du cœur. Une ouverture de saison a été également faite avec la compagnie Basinga au cœur des quartiers prioritaires.

« Attention à ne pas tomber dans les écueils : faire du spectacle vivant dans la rue n’a pas pour objectif de ramener les populations des quartiers au théâtre ! Insister pour que ces populations soient familières avec ce qu’il se passe au théâtre, ce serait totalement contre la logique du droit culturel. Au contraire, il s’agit de se dire : ok, vous ne venez pas dans les centres culturels, on va donc vous sonder sur les projets culturels que vous aimeriez voir se déployer dans vos quartiers ».

Nous espérons que ce récit rapporté d’Auray donnera envie aux élu.es partout ailleurs de s’approprier cette notion de « droit culturel », de la mettre en pratique de différentes manières dans leur commune pour ouvrir des espaces de participation citoyenne multiples, riches et vivants !

 

*La Loi NOTRe est une loi portant la Nouvelle Organisation Territoriale de la République du 7 août 2015.

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Rédaction issue d’une interview avec Jean-François GUILLEMET, 3ème Adjoint, en charge de la Culture et du Patrimoine de la Ville d’Auray.

Cet article a été écrit par Ondine BAUDON, avec la participation de Myriam BACHIR, chercheuse au CNRS en Sciences Politiques.

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Pour en savoir plus :

Podcast de France Culture : Les Enjeux territoriaux, la culture au service des territoires

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